
Ambivalence et identité Sur le malaise algérien
Pr. Abdelkrim Elaidi
Université D’Oran2, Faculté des sciences sociales
Département de sociologie
Laboratoire: LSSMP
Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l'homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte. (Albert Camus, Noces, Gallimard, coll. « Les Essais », 1950.)
La décolonisation a été vécue, dès ses débuts, comme un long processus libérant le territoire et la personne d'un système d'oppression de la société et de la nation. Il n'y a pas, en vérité, de meilleure formule que celle du grand orientaliste Jacques Berque (1910-1995), devenue titre d'une œuvre classique (Dépossession du monde, 1964), pour désigner cette nouvelle et complexe réalité dont la dimension symbolique est essentielle.
Dans le langage berquéen, après la chose, c'est le signe qui est frappé de mutation : "[...] L'indépendance a consisté à transformer le signe moins, celui de l'efficacité subie, en signe plus, celui de l'efficacité exercée sur les autres et sur soi-même.".(1)
Le grand islamologue, originaire d’Algérie, a-t-il versé dans l’optimisme par amitié pour les sociétés étudiées et les hommes longuement fréquentés ? Il nous semble qu’il a plutôt témoigné, à un moment crucial des indépendances, tout en apportant une contribution remarquable dans la connaissance des sociétés maghrébines et arabes, à travers des œuvres aussi célèbres que Les Arabes d’hier à demain (1960) et Le Maghreb entre deux guerres (1962). Son optimisme aurait résidé sans doute dans l’accent mis, de façon excessive, sur le travail actif, sur soi-même, attribué à la société en voie de décolonisation.
Aux origines du malaise :
La société décolonisée et son élite ont vécu ce processus comme négation de la réalité coloniale, c’est-à-dire dans un premier rapport dialectique à l’oppression coloniale. Ce processus, sur lequel il est inutile de revenir, a été admirablement décrit, dans des écrits aussi précoces que ceux du franco-tunisien Albert Memmi (Portrait du colonisé, 1957) ou de l’algérien d’adoption, Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961).
Si F. Fanon et son œuvre sont relativement connus en Algérie, on gagnerait à méditer, de nouveau, les enseignements tirés du portrait, dressé tôt par A. Memmi, du colonisé et du colonisateur, à travers son propre malaise et ses avertissements prémonitoires, en particulier ceux relatifs au danger de l’amnésie coloniale et à la nécessité de la désaliénation : « Tel est le drame de l’homme-produit et victime de la colonisation : il n’arrive presque jamais à coïncider avec lui-même. » La remise en cause de soi-même relève justement de cette question d’adéquation : « Il était déchiré entre ce qu’il était et ce qu’il s’était voulu, le voilà déchiré entre ce qu’il s’était voulu et ce que, maintenant, il se fait. Mais persiste le douloureux décalage d’avec soi. » (2)
Il reste que l’aliénation deviendra, chez une partie de l’élite algérienne, un leitmotiv pour caractériser la situation postcoloniale marquée au négatif par des notions comme la déculturation, la dépersonnalisation, la crise ou la perte de l’identité. La démarche ankylosée, évitant toute critique du traditionalisme, tend à imposer le dilemme authenticité / modernité.
Pourtant, après l’avertissement d’un Albert Memmi, Mostefa Lacheraf (1917-2007), grand intellectuel algérien, proposa, dès 1964, dans ses Réflexions sociologiques sur le nationalisme et la culture en Algérie, face à de telles carences dans la société et chez l’élite, ce qu’il appelle une auto-pédagogie impliquant « un ébranlement du substrat mental du passé » et « la recherche d’un équilibre difficile entre l’acquis ancien, désormais privé de son efficience conventionnelle, et l’apport étranger non délibéré, presque fortuit, qui va constituer la seule règle du jeu social sinon politique, même si ses lacunes sont plus graves que celles de la tradition. » Cette auto-pédagogie proposée implique une certaine action intellectuelle dont les formes sont précisées et qu’il serait utile de méditer. (3)
En fait, ce qui dominera, par la suite, face au malaise culturel qui persistera après le traumatisme colonial, c’est un certain hiatus entre des niveaux du monde social et la tendance à l’adoption d’une sorte de modèle hybride au plan symbolique, comme le montre de façon exemplaire Tassadit Yacine-Titouh. (4) C’est l’approche de cet entre-deux qui, sans doute, peut ouvrir des perspectives heuristiques dans la connaissance d’une réalité si complexe.
La société pourrait alors, peut-être, être mieux saisie dans ses pulsions et ses convulsions, à travers ce qui fait sa caractéristique essentielle, à savoir l’ambivalence culturelle, comme le montrent les recherches de Noureddine Toualbi-Thaâlibi. (5)
Expertise et normativité :
Le regard qui se veut anthropologique-psychanalytique, comme dans le cas de Malek Chebel, va accentuer des traits attribués à l’Algérien, entité conçue comme aisément identifiable et reconnaissable par-delà les niveaux sociaux, les régions et les espaces.
L’anthropologue-psychanalyste devient pourtant prudent à l’approche de l’identité localisée et réelle : « Dans la mesure où la société est en pleine mutation, n’y a-t-il pas piège, chaque fois que nous évoquons l’identité concrète de l’Algérien d’aujourd’hui ? ».(6)
Il s’agit, de toute évidence et au-delà de l’assignation essentialiste, d’une société historique, à l’heure de la mondialisation, en mutation. Si le conflit générationnel est toujours là, s’il ne s’est pas dissout dans un conflit d’identification, comme annoncé, c’est qu’il relève du réel dans ses multiples dimensions. L’appel à l’accomplissement d’une « révolution copernicienne » visant l’intégration à la modernité, avec « ses lois, ses pesanteurs, ses folies aussi », reste vain tant que les Algériens sont perçus comme ensemble naviguant entre « l’idéal héroïque de la génération de la guerre d’indépendance et la désespérance de la jeunesse d’aujourd’hui » . (7)
Mais l’issue au dilemme est peut-être envisageable si l’on suit l’imaginaire, fait de conflits et de paradoxes, attribué à l’Algérien. Si des sensibilités plurielles sont évoquées, l’Algérien ne semble pas décidé à accepter son état présent car, « toujours à la recherche de ce qu’il voudrait être, [il] n’est pas résolu à ce qu’il est » (8).
Comparé sans hésitation à un enfant disposant de « plusieurs batteries de jouets », mais dans l’incapacité de s’en servir, ce qui serait le propre de son « qui suis-je ? », l’Algérien est d’abord caractérisé par son grand malaise qui le pousse à perdre ses marques « Indépendamment de son besoin obsessionnel de se rassurer, l’Algérien a ainsi cultivé son malaise en en faisant le motif d’une éthique collective.S’expriment alors l’angoisse (diqâ), l’inquiétude (qalâq), la perte de confiance (fiqd al-amân) et l’atrophie des valeurs morales communes.»(09)
Le dépassement de la peur de soi, comme exigence de sa propre guérison, passe par l’intégration individu-personne, condition de toute synthèse : « Avant que l’Algérien ne devienne l’acteur autonome de son destin, il faut que son être intérieur et son être extérieur, en somme sa personnalité intime et son individualité sociale, puissent se fondre en une seule et même unité et coïncide totalement. » (10).
Malek Chebel, auteur prolifique traitant de l’Islam et de sa civilisation, se retrouve ainsi devant un objet qu’il se donne comme maladif. Nous ne sommes plus face à un malaise individuel, collectif ou sociétal : l’état des lieux renvoie au pathologique, dans une démarche ahistorique et intemporelle. Au reproche qui lui est fait d’avoir affaire à un Islam « en état d’apesanteur », d’où échappe la réalité, l’expert reconnaît volontiers la légitime critique mais estime que sa fonction première est la création du concept ; à charge pour le citoyen de prendre ses dispositions pour « investir tel ou tel chemin. »(11). Devant une dissociation aussi radicale entre entité identitaire et mutation sociale, il ne reste que l’adoption d’une posture normative – ce que l’Expert n’hésite pas à faire.
Vers une anthropologie de la peur :
C’est l’approche véritablement anthropologique qui éclaire le mieux le malaise identitaire dans des sociétés du Tiers-Monde, comme la société algérienne où la question vitale ne peut plus être réduite à la quête d’une identité nationale.
Suivons, à cette fin, la démarche d’une anthropologue algérienne comme Tassadit Yacine (1992). Au cœur de l'approche de la question des mutations de la société, l'anthropologue met au premier plan les rapports inter-individuels et les rapports de genre, estimant que là réside la compréhension de la structuration sociale dont le reflet se trouve justement dans la représentation mythico-rituelle (masculin / féminin) propre à l'ensemble méditerranéen.
Ce que certains analystes approchent comme imaginaire - rites, mythes, etc. - doit justement être rapporté à la vision / division cosmique qui est à la base de la structuration du monde social et de ses relations de domination ou de sublimation notamment.
Les effets du phénomène de domination, comme la domination coloniale, sont multiples et agissent au plus profond de la situation des agents sociaux mais affectent, en premier lieu, les plus catégories les vulnérables comme, par exemple, les femmes, à double titre - femmes et dominées : « Ayant perdu tout repère historique, politique, sexuel, les hommes en tant que dominés-dominants pratiquent ici une autodestruction en prenant pour bouc émissaire l'autre (les femmes), car, désormais, les femmes ne représentent plus, pour leurs partenaires, ce marqueur d'identité. »(12)
C’est le phénomène de la peur qui, dans l’approche anthropologique à laquelle s’attelle Tassadit Yacine (1992 : 23-56), illustre le mieux l’apport de la discipline à la compréhension du monde social dans toute sa complexe.
La femme reste associée, dans le code social local, à la peur au moment où l’homme porte le courage, se retrouvant ainsi chargé d’assumer le statut de représentant du groupe. Lorsque l’honneur de ce dernier est engagé, il lui est fait l’obligation d’affronter la situation ainsi créée. Il ne peut y échapper au risque de perdre justement son propre honneur – nif : « La référence au code implique que l’homme assume totalement son statut : il est d’abord et avant tout un représentant implicitement et explicitement mandaté par son groupe. Pour ce faire, il est contraint de « faire face » aux membres dominants de la société, mais aussi à ses dominés, dont font partie les femmes. » (13).
L’approche de la question de l’honneur / nif a été suffisamment approfondie par les recherches ethnologiques de P. Boudieu en milieu kabyle, menées fin des années 1950, début des années 1960, c’est-à-dire à la fin de la guerre de libération nationale en Algérie, dans des textes aussi célèbres que « La maison ou le monde renversé » (1969), « La parenté comme représentation et comme volonté » (1972), écrit en collaboration avec Abdelmalek Sayad, et principalement « Le sens de l’honneur » (1965). Si ces textes demeurent des classiques de l’ethnologie, kabyle notamment, après ceux réalisés bien avant ces recherches, il serait erroné de ne pas prendre en considération les développements et les approfondissements accomplis ultérieurement dans ce domaine, notamment dans Le Sens pratique (14)
Poursuivant ces recherches sur l’honneur et l’imaginaire, Tassadit Yacine apporte une réelle contribution à l’analyse de la question en l’abordant par le prisme d’une anthropologie de la peur. Sa recherche porte sur la région des Bibans et celle de la montagne de Djurdjura, en Kabylie, mais également en milieu étudiant dans l’Algérois.
Partant de la distinction faite par la culture traditionnelle entre une peur de type rituel et initiatique, conçue comme devant être dépasser, comme celle vécue lors de la nuit de noces par exemple, et une peur fondamentalement négative car perçue comme liée à une attitude de lâcheté, T. Yacine insiste sur le caractère pluriel de ces peurs, admises ou dites, refoulées ou tues, généralement liées au statut social ou à son changement.
C’est toutefois en rapport à la vision symbolique, c’est-à-dire mythico-rituelle, celle de deux univers dichotomiques, marqués par la division masculin / féminin, d’opposition ou de complémentarité, qu’il faut situer cette peur multidimensionnelle.
Les moments décisifs, du côté des femmes, sont au nombre de trois et demeurent liés aux risques de la perte de leur statut ou de leur identité et de la rencontre avec le mâle : « Il y a la peur de l’acte sexuel, la peur du regard social, mais plus que cette épreuve, il y a la perte de soi ». (15)
Dans le cas des hommes, la question de la peur se révèle plus complexe à approcher étant donné le déni porté par leur subjectivité de dominants dans une société où l’enjeu est vital car résidant dans le risque de la perte non seulement d’un statut mais également, et surtout, d’un virilité tant il est vrai que les deux dimensions homo (hommes) / vir (mâles) doivent demeurer indissociables : « A la différence des femmes, les hommes ne craignent pas d’être dominés, mais de ne pas être dominants, conquérants, maîtres, de ne pas être à la hauteur d’une représentation. ».(16)
En réalité, il ne faut pas réduire ces processus anthropologiques à une simple dichotomie dans la mesure où la culture locale étudiée, kabyle en premier lieu, met en œuvre non seulement des positions conflictuelles (hommes/femmes) mais également des situations interactives génératrices du désir-interdit : « Le désir-interdit est sans cesse présent par son inscription même dans le quotidien : le langage (direct, indirect), les silences, les regards, les gestes, les décors, les tatouages, la nourriture (le piquant et le salé), etc. N’est-ce donc pas autour de l’incitation (et de l’excitation), voire de l’invitation à l’amour que la peur trouve sa raison d’être ? Il faudrait alors multiplier les occasions où la peur se manifeste pour maintenir en éveil un désir que les situations sociales tentent, dans la pratique, d’anéantir. ».(17)
C’est dire que les peurs en question sont fondamentalement en rapport avec la sexualité, synonyme du désir dont il vient d’être question mais également de désordre social.
Face aux jeux du désir et à ses enjeux, les femmes, groupe dominé par excellence, ripostent par toute une série de pratiques, comportements et stratégies, plus ou moins efficaces, allant de la mise en œuvre de rituels à la ruse. Ces pratiques portent la marque de l’ambivalence car visant le contournement des rapports de pouvoir tout en renforçant la relation de domination par le consentement lié aux dispositions de l’habitus.
L'enquête ethnologique élargit l'approche à la question des sentiments analysée à partir des chants (les izlan). Paradoxalement, l'ordre ancien, dont la logique a été déstructurée par les effets du système colonial, s'avère moins strict comparé à celui que portent les jeunes générations. Le code du nif est toujours là mais la peur est désormais portée individuellement dans le désarroi face au sexe opposé. Le processus de l'individuation est bien en cours mais la peur de l'amour-passion est là.
Cette large enquête de Tassadit Yacine-Titouh (2006), dont l’intitulé peut intriguer (Si tu m’aimes, guéris-moi. Etudes d’ethnologie des affects en Kabylie) demeure malheureusement peu commentée en Algérie, comme l’ont été les autres travaux de l’ethnologue, en particulier L’Izli ou l’amour chanté en kabyle (1988) et surtout Chacal ou la ruse des dominés (2001), qui portent justement sur le malaise des intellectuels algériens – ouvrage réédité en Algérie, en 2004.
Malaise sociétal, malaise intellectuel :
Objet d’approches essentialistes principalement, l’identité algérienne se confond avec sa forme assignée et normative : elle est toujours, de toute évidence, décalée par rapport à sa dimension réelle. Son assignation se fait fondamentalement dans l’histoire, la religion et la langue. Elle est travaillée par la mémoire individuelle et collective, qui est, paradoxalement et à la fois, mise en présence et oubli.
Dans la quête identitaire, on ne doit pas s’étonner, en effet, de voir le passé mobilisé, comme de le voir également instrumentalisé dans les enjeux liés à la pratique cuturelle et idéologique. Le passé est sollicité, comme l’avance l’historien Mohamed Harbi dans une pénétrante étude sur les « fondements culturels » de la nation algérienne, car on se bat, à propos du présent, avec sa culture et ses fantômes. (18)
Dans ce sens, Abderrahmane Moussaoui établit, dans une recherche sur la « concorde civile » en Algérie, le rapport entre l'histoire et la mémoire, entre l'amnistie et l'amnésie. Il montre justement le rôle de la mémoire collective : « La mémoire collective, nécessaire à la vie du groupe, se nourrit d'images et d'événements partagés par un imaginaire collectif. Ce partage n'est pas uniquement de l'ordre du scénique, il se doit de l'être aussi au niveau du sémiotique. Se souvenir constitue certes un des vecteurs de la construction de l'identité collective. Or, en se souvenant différemment, les groupes s'engagent dans des processus de construction d'identités différentes. »(19)
Dans la posture ahistorique, l’identité semble échapper à la politique, et ce n’est là qu’une illusion car c’est le politique qui, justement, la renvoie à ses enjeux civilisationnels, religieux ou linguistiques.
La langue, la religion, l’Islam en l’occurrence, et la culture ne sont pas seulement objet de débat mais représentent, dans une telle société, des enjeux multidimensionnels. En atteste le fait qu’au moment où émerge le pluralisme politique dans le pays, la volonté est exprimée de « protéger » la religion et de sanctuariser l'identité. C'est ce que montre Ramdane Babadji par l'approche juridique de la Constitution algérienne du 28 novembre 1996.(20)
L’identité à laquelle nous avons affaire est historiquement construite : entendre par là qu’elle est le fruit d’une construction sociale, selon un long processus historique où la religion et le nationalisme, en se superposant en quelque sorte, se retrouvent comme deux dimensions de l'identité de la nation.(21)
L’identité est façonnée, d’ailleurs, selon une forme collective dans la mesure où il est rarement question de sa forme individuelle. L’identité collective l’emporte, dans une telle vision, sur l’identité individuelle. Si l’on excepte la production littéraire, et ce n’est là sans doute pas le fruit du hasard, peu de recherches portent justement sur les identités individuelles.
L'historien peut être surpris de voir les groupes, en concurrence pour le pouvoir, transformer sa discipline en enjeu et se battre autour des thawâbit / "constantes" (arabité, islamité, amazighité) attribuées à l'identité nationale. Il peut légitimement souhaiter voir fonder cette identité sur l'histoire entière, et "non sur certains de ses pans seulement, plus ou moins déformés au demeurant".(22)
Il se trouve que nous sommes justement, dans ce domaine, dans le champ de la mémoire et non de l’Histoire.
L’historien algérien Mohammed Harbi, acteur politique et observateur averti, avait déjà noté que, dans une société comme la société algérienne, les questions dites d’identité culturelle se présentent d’abord comme des problèmes de l’élite et des intellectuels.(23)
C’est ce qui nous pousse à considérer que la crise de l’identité dont il est tellement question dans la production intellectuelle relève essentiellement de la crise de ces intellectuels et élites.
Approchant la situation de sa société et son malaise, l’intellectuel peut suggérer qu’il évacue ainsi la question du politique et du pouvoir. Il ne s’agit là, de toute évidence, que d’une impression dans la mesure où, justement, la tendance est plutôt à une sorte de surpolitisation des dispositions et des démarches. C’est encore Mostefa Lacheraf qui, dans un texte dense sur ce thème même, datant de 1987, propose une analyse des plus pertinentes du rapport des intellectuels à la politique et au pouvoir, en Algérie et dans les pays du Tiers-Monde.
Dans le cadre d’une culture et d’une identité nationale liées au processus relativement récent de la décolonisation, les intellectuels, tout en étant susceptibles d’être divisés selon des schémas partisans et victimes d’un certain anti-intellectualisme ambiant, ne sauraient constituer une classe en soi. A la suite d’un engagement dans la lutte de libération nationale, dans un élargissement de sa démarche à la sauvegarde identitaire d’une « culture nationale sans cesse menacée ou dégradée », par réflexe de survie, l’intellectuel se préoccupe de la question politique et de ses relations au pouvoir dans une tendance à une intense politisation liée à la possibilité de réalisation individuelle. Dans une sorte d’âge politique presque total, l’intellectuel vit « pour la politique et non de la politique ».(24)
Mais l’intellectuel, dans un champ politique insuffisamment édifié et structuré, peut être enclin à surestimer ses capacités d’intervention au-delà de la spécificité de sa pratique et de son action.
C’est dire que l’intellectuel, dans un pays comme l’Algérie, n’a pas toujours suivi la leçon khaldûnienne de la Muqaddima. En effet, Ibn Khaldûn (1332-1406), le grand historien maghrébin, n’a pas hésité à intituler un des chapitres de son chef-d’œuvre « De tous les hommes, les savants sont les plus étrangers à la politique et à ses méthodes ».(25)
Ibn Khaldûn impute cette incapacité au fait que les intellectuels sont « habitués à spéculer et à manier des idées », lesquelles, tirées des choses sensibles, sont conçues comme des « choses universelles et générales, applicables à des sujets généraux et non à une matière particulière, un individu, une nation ou une catégorie de gens ».(26)
La quête identitaire pourrait perdre finalement de sa vivacité, voire cet ego qui semble la porter. Tel est, en tout cas, le souhait de Claude Lévi-Strauss qui suggère, lors d'un séminaire sur l'Identité au Collège de France, en 1974-1975, le dépassement d'un tel ethnocentrisme. Considérée comme « foyer virtuel » indispensable pour l’explication d’un certain nombre de phénomènes, l’identité est perçue comme donnée historique, imposée par la société dans le cas de l’identité personnelle. Elle reflèterait un état de civilisation : « Mais alors, la fameuse crise de l'identité dont on nous rabat les oreilles acquerrait une toute autre signification. Elle apparaîtrait comme un indice attendrissant et puéril que nos petites personnes approchent du point où chacune doit renoncer à se prendre pour l'essentiel : fonction instable et non réalité substantielle, lieu et moment, pareillement éphémères, de concours, d'échanges et de conflits auxquels participent seules, et dans une mesure chaque fois infinitésimale, les forces de la nature et de l'histoire suprêmement indifférentes à notre autisme. »(27)
Face à la question d’une identité à dépasser ou à reconfigurer, on peut légitimement se demande si l’enjeu ne réside pas plutôt dans la conception même de la société : société figée dans ses thawâbit / constantes ou invariants, dans les représentations dominantes, chez ses élites en particulier, ou dynamique car agissant sur elle-même, autrement dit se reproduisant, mais nullement à l’identique, dans le bruit et la fureur, comme société en émergence.
Les membres de cette société développent, de plus en plus, leurs « attributs constitutifs » de la personne humaine, de sorte que l’esprit individuel « se trouve tourné vers un point différent de l’horizon ».(28) C’est dire que cet ensemble social se voit travaillé dans ses entrailles, malgré les apparences, par un réel processus d’individuation donnant naissance, dans la douleur, à la nouvelle société.
Pr. Abdelkrim Elaidi
Université D’Oran2
Références :
1-Berque J., Dépossession du monde, Paris, Editions du Seuil, 1964 P, 85.
2- Memmi A. (1973), Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Petite Bibliothèque Payot, préface de J.-P. Sartre, éd, 1973 P 168).
3- Lacheraf M. (1965), L’Algérie : nation et société, Paris, François Maspero, 1965 PP 317-318.
4- Yacine-Titouh T. (2004), Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens, Alger, Casbah Editions, 2001.
5- Toualbi-Thaâlibi N. L’Ordre et le désordre, Alger, Casbah Editions, 2006.
6- Chebel M, « Schizophrénies algériennes », Peuples méditerranéens, n° 70-71, janvier-juin,1995, PP. 287-292.
7- ibid PP, 289-290.
8-Ibid., 290.
9- Ibid., 291.
10- Ibid., 291.
11- Chebel M., « Sur l'Islam, l’expertise frise parfois le degré zéro de l'analyse », Entretien réalisé par Hichem Ben Yaïche, L’Economiste maghrébin, bimensuel (Tunis), 26 mai 2010 (Bimensuel de l'Economie). Chebel, 2010
12- Yacine T, Amour, phantasmes et sociétés en Afrique du Nord et au Sahara, Paris, L’Harmattan, 1992 P, 8.
13Ibid 1992 : 23)
14- Bourdieu P., Le Sens pratique, Paris, Editions de Minuit, coll. « Le Sens Commun ». PP 167-189.
15-Ibid, 1992 P, 33.
16-Ibid, 1992 P, 45.
17-Ibid, 1992 P, 27.
18- Manceron G., Algérie : comprendre la crise, Bruxelles, Editions Complexe, 1996, P, 72.
19- Mahiou A. et Henry J.-R. Où va l'Algérie ?, Paris, Karthala / IREMAM, 2001 P, 83.
20- Ibid, PP, 53-73)
21- Rouadjia A. Grandeur et décadence de l'État algérien, Paris, Editions Karthala, coll. « Les Afriques », 1994 P 66.
22-Manceron, ibid , 23.
23-Ibid,P, 65.
24- Lacheraf M., Algérie & Tiers-Monde. Agressions, résistances & solidarités intercontinentales, Alger, 1989 PP,207-227.
25- Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 2002, trad. A. Cheddadi (Livre I, section VI, chap. XLI)
26-Ibn Khaldûn, PP 1081-1082
27- Lévi-Strauss, L'identité, Paris, PUF, Coll. « Quadrige / Grands Textes », 1983, P, 11.
28- Durkheim ., L’individualisme et les intellectuels, Paris, Mille et une nuits, Librairie Arthème Fayard, 2002 P, 21.
Bibliographie :
Babadji R. (2001), « De la religion comme instrument à l'identité comme sanctuaire : quelques remarques sur la constitution algérienne du 28 novembre 1996 », in Mahiou A. et Henry J.-R. (2001 : 53-73).
Balandier G. (1988), Le désordre. Eloge du mouvement, Paris, Fayard.
Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Genève, Droz.
Chebel M. (1993), L’Imaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F., coll. « Sociologie d’Aujourd’hui ».
Fanon F. (1961), Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero.
Harbi M. (1996), « Les fondements culturels de la nation algérienne », in Manceron (1996 : 65-73).
Lardjane O. (1997), « Identité collective et identité individuelle », In Elites et questions identitaires en Algérie, Casbah Editions, Alger.
Queffélec A. et al. (2002), Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues, Bruxelles, Duculot, coll. « Champs Linguistiques ».
Toualbi-Thaâlibi N. (2001), L’Identité au Maghreb. L’errance, Alger, Casbah Editions.
Yacine-Titouh T. (2006), Si tu m’aimes, guéris-moi. Etudes d’ethnologie des affects en Kabylie, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
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- انشأ بتاريخ: 04 نوفمبر 2020